INTRODUCTION

 

Saint Grégoire a du naître vers 540. Il est en effet devenu pape en 590 et il est fort probable qu'il avait alors 50 ans. Sa famille était de la meilleure noblesse sénatoriale de Rome, famille très chrétienne avec deux ancêtres papes et trois tantes vivant comme des moniales dans la grande maison familiale du mont Caclius. Saint Grégoire a grandi au milieu des troubles de la guerre : Rome prise par les Goths en 546, est reprise en 550 par les Byzantins et bientôt elle sera la proie des Lombards qui commencent à s'installer en Italie.

Malgré tout, Grégoire reçoit une solide formation de lettres latines et grecques; il fait carrière de haut fonctionnaire et devient préfet de Rome vers 573 : le premier personnage de la ville. Mais Grégoire aspire à la vie monastique et, entré en possession de vastes domaines à la mort de son père, il fonde sept monastères, six en ses terres de Sicile et un dans sa maison du Caclius sous le patronage de Saint André. Bientôt, il y entre lui-même comme simple moine : «ayant abandonné pour toujours, je le croyais du moins, les soucis du monde» a-t-il écrit.

«Pour toujours ?» Quelle illusion ! Pouvait-on laisser s'écarter un homme de cette valeur ? Le pape Benoît I l'arracha vite à sa vie contemplative pour l'appeler au diaconat et Pélage II (575-590) délègue Grégoire comme nonce à Constantinople. Grégoire reste de 578 à 586 auprès de l'empereur et s'acquitte à merveille de cette charge de première importance : poste de liaison entre la plus haute autorité civile et la plus haute autorité religieuse. Accompagné de quelques moines de Saint André, notre diacre continue d'ailleurs sa vie monastique à la cour. C'est pour ses compagnons qu'il commente le livre de Job, composant ses fameuses «Morales sur Job» qui devaient nourrir toute la dévotion du Moyen-age. Ainsi malgré les soucis de toutes sortes et les douleurs d'entrailles qui ne le quittent pas (ulcère d'estomac), l'activité intellectuelle de saint Grégoire est déjà intense.

En 586 le moine-nonce est rappelé à Rome et retrouve avec joie son monastère. Immense est la considération dont il jouit. 585 est l'année des grandes calamités. Le Tibre déborde, les silos à grains sont détruits, la famine menace, une terrible épidémie de peste se déclenche : elle est fatale au pape Pélage II. La voix du peuple et du clergé est unanime : «Grégoire pape !» Dans son humilité Grégoire se dérobe. Mais il lui faut se résoudre à prendre en main le gouvernail au milieu du déchaînement des flots : «En pleurant je me rappelle le tranquille rivage de mon repos, que j'ai perdu.» écrit-il alors à Saint Léandre. Il ne se contente pas de pleurer sa vie contemplative perdue; il se dépense sans compter et organise les secours aux pestiférés. Il multiplie les processions litaniques «En une heure, raconte un contemporain, alors que le peuple lançait la voix de ses supplications vers le Seigneur, quatre vingt personnes s'effondrèrent et rendirent l'esprit.» Il veille encore à la sécurité de la ville contre une attaque brusquée des Lombards. Voilà Grégoire obligé de se transformer en stratège et de faire prendre les Lombards à revers pour dégager Rome et éviter des massacres; puis devant la carence des agents impériaux, il lui faut traiter avec ses ennemis : paix séparée qui sera très mal vue par l'empereur. Grégoire doit encore faire face à la famine et à l'anarchie. Il montre son exceptionnelle compétence d'administrateur.

C'est au cours de ses deux premières années de pontificat : 590, 591, que saint Grégoire a prêché les quarante homélies dont on va lire ci-après la traduction. Il était utile d'en préciser le contexte. On comprendra mieux ainsi les exclamations comme celle qui ouvre la première homélie : «Du peuple innombrable que vous étiez, vous voyez combien vous restez, et encore chaque jour les fléaux sévissent, des catastrophes tombent sur nous.... » Ainsi au milieu de ses soucis d'homme d'état, Grégoire prêche : il estime que prêcher est un de ses premiers devoirs d'évêque. Il prêche pendant la messe et de préférence sur l'évangile du jour.

Pour éviter «des éditions pirates» parfois très infidèles Grégoire a publié en 593 un recueil de quarante homélies sur l'évangile, dans l'ordre ou elles ont été données au peuple. Dans la lettre à Secundius, évêque de Taormina qui sert de prologue au recueil, il nous apprend que certaines ont été dictées par lui pour être lues au peuple, empêché qu'il était lui-même par ses crises d'estomac. D'autres qu'il a prononcées ont été sténographiées. Dans tous les cas il s'agit de textes parlés et Grégoire parle toujours avec une grande simplicité qui le rend tout proche de son auditoire : «Nous voyons, frères très chers, que vous êtes venus nombreux à la solennité du martyr, que vous vous êtes mis à genoux, que vous vous frappez la poitrine et vous inondez le visage de vos larmes... mais... voici que dans sa prière l'un demande une épouse, un autre une maison, un autre un vêtement.» Et même - cela Grégoire ne l'admet pas - certains demandent la mort de leur ennemi !

Voilà qui nous dépeint parfaitement le romain moyen d'alors : dévot, sensible, violent; et ajoutons sociable . «Si quelqu'un d'entre vous, mes frères, se rend au forum ou peut-être au bain, et qu'il rencontre un oisif, qu'il l'invite à venir avec lui ! Que votre conduite quotidienne instruise, et puisque vous allez à Dieu, tachez de ne pas y aller seuls !» Dans ses sermons, pas de grandes considérations qui passeraient par dessus la tète de ces braves gens : l'évangile du jour résumé d'abord dans sa lettre, puis expliqué dans ce qu'il signifie car il renferme souvent un mystère et en tout cas une moralité dont nous avons à nous faire l'application. Grégoire s'attache de préférence à cette leçon morale. Son sermon vise à convertir, c'est à dire à fixer dans l'amour des biens invisibles et pour cela quelques maximes simples et sincères valent mieux que des phrases élégantes .

Saint Grégoire sait aussi l'utilité des histoires : «Exempla trahun» les exemples entraînent. Ils illustrent. Grégoire raconte la mort terrifiante du mauvais riche Chrysaonius ou la mort consolante de Servulus, ce pauvre qui s'installait sous le portique par ou passent les gens qui vont à l'église de Saint Clément. Illustrée par ces faits frappants et édifiants, la leçon portait mieux.

Ces homélies sont devenues pendant dix siècles le modèle le plus imité et l'un des livres les plus lus et les plus vénérés de tout le moyen âge. Après les saintes Écritures, c'est l'ouvrage dont il nous est parvenu le plus grand nombre de manuscrits.

Saint Grégoire est mort le 12 mars 604. S'il mérita le titre de grand, n'est ce pas parce qu'il s'était fait petit ? «Qui s'élève, dit l'Écriture, sera abaissé, qui s'abaisse sera élevé.» Aujourd'hui encore si ces quarante homélies nous enchantent, c'est par leur ton familier. Une telle simplicité révèle l'humilité de l'orateur que notre époque d'enflure verbale et morale devrait bien prendre pour modèle.

Pierre Devilliers